"Le Manoir de
Rouillé"
Avant de partir au Québec pour y fonder le couvent des Ursulines, Madame de la
Peltrie vécut au XVII ème siècle dans ce manoir bâti fin XIV ème début XV ème
La famille Lefort, propriétaire de ce manoir depuis 5 générations, a reçu en
1976 une délégation de Canadiens venus rendre hommage à leur illustre ancêtre
normand. M. Lefort restaure avec passion et énergie ce beau manoir.
Extrait du journal "Le Perche" du 14 Août 1997 | Autre informations sur Madeleine de La Peltrie |
Conférence sur Mme de la PELTRIE
Le Vendredi 25 Octobre 2002 à la salle communale de St AUBIN D'APPENAI par le Dr François CERTAIN de la Société Historique et Archéologique de l’Orne
Madame de la Peltrie, châtelaine de Rouillé-Harenvillier
Pour dire toute la vérité, Madame de la Peltrie n’est pas une inconnue à
Saint-Aubin d’Appenai. Bien au contraire, la salle communale comble du 25
Octobre dernier a bien montré ce que représente dans l’esprit des Saint-Aubinois
cette jeune femme, fille de Normandie et du Perche, fondatrice laïque des soeurs
Ursulines du Canada. Les diverses manifestations qui ont émaillé en son honneur
la vie de la commune ces dernières années ont mis en évidence tout l’intérêt
suscité par le courage et la fougue d’un caractère hors du commun, trempé dans
la spiritualité de notre passé.
Qu’elles soient Françaises ou Canadiennes, les délégations venues évoquer son
souvenir et visiter les sites où elle a vécu en sont reparties pleines
d’admiration et de gratitude.
Et pourtant, est-on sûr de bien connaître cette héroïne, cette “amazone” de la
Nouvelle-France comme parfois, bien imprudemment, on s’est plu à l’appeler?
Madeleine de Chauvigny, épouse de la Peltrie, était en réalité une femme de son
temps. Née en 1603. sous le règne d’Henri IV. elle a mené jusqu’en 1639, date de
son départ pour le Canada, la vie d’une femme de son rang, jeune noble riche et
adulée, surprotégée par ses parents. Pieuse et dévouée aux bonnes oeuvres, il
apparaît qu’elle souhaitait dès sa jeunesse entrer au couvent ; les
circonstances familiales, la volonté de son père et aussi un caractère indocile
mêlé de rêves et d’esprit d’aventures, en ont décidé autrement.
Il n’est pas inutile de se souvenir que la seconde partie de sa vie n’a débuté
qu’à l’âge de 36 ans et s’est déroulée en Nouvelle-France jusqu’à sa mort en
1671, soit sur une période de 32 ans. Nous étions alors à l’époque de Louis XIV.
On pourrait penser à première vue que la rupture entre ces deux périodes fut
complète et que son départ pour le Canada avec sa servante, les trois
religieuses Ursulines, ses meubles et tout ce qui était nécessaire à la
fondation d’un couvent-séminaire, était le début d’une deuxième existence. Il
s’avère qu’il n’en fut rien. Grâce aux archives merveilleusement conservées par
les soeurs Ursulines de Québec qui ont eu la gentillesse de nous les ouvrir
aussi largement que possible, on constate que la fondatrice est restée présente
en esprit avec sa famille, ses relations et ses intérêts matériels.
Mais revenons d’abord sur la première partie de sa vie, celle qui s’est déroulée
en Normandie et dans le Perche mortagnais. Elle était née à Alençon d’une
famille riche et enviée. Son père, qui avait changé son nom de Cochon de
Vaubougon contre celui plus élégant de seigneur Guillaume de Chauvigny, était
président de l’Election d’Alençon, ce qui signifie globalement répartiteur des
impôts. Sa mère était de noble extraction, descendante de la famille du Bouchet
de Maleffre. Mais tous ces titres n’empêchèrent pas les malheurs de s’abattre
sur la famille : des neuf enfants qui vont naître en leur foyer, il ne restera
que deux filles, Marguerite, la soeur aînée et Madeleine. Tous les garçons
meurent en bas âge ou dans leur prime jeunesse.
L’autorité du père, sevré de descendance mâle, fait le reste. L’aînée,
Marguerite, est bien mariée au sieur Georges des Moullins avec une jolie dot.
Madeleine, qui a essayé d’entrer en religion, en est retirée par son père qui
lui a réservé un parti avantageux : Charles de Gruel, seigneur de la Peltrie. Le
mariage a lieu en 1622. Elle a 18 ans. La dot est encore plus coquette : 30 000
livres et, ceci nous concerne directement, Guillaume de Chauvigny offre au jeune
couple la jouissance du manoir de Rouilly-Harenvillier, en Saint-Aubin d’Appenay
ainsi que les terres qui en dépendent.
Le manoir du XV ème siècle lui-même était peut-être déjà un peu décrépi, car le
père de Chauvigny promet de le “mettre et entretenir en bonne et suffisante
réparation”. Le jeune couple y passera de toute façon sa nuit de noces, mais ira
vivre aussi au manoir de la Pelleterie, à Bivilliers, résidence habituelle de la
famille de Gruel.
En l’absence de son mari qui est aux armées, Madeleine gère les biens de la
famille. Elle n’a que 18 ans et elle acquiert une solide réputation qui impose
le respect. Elle aide et protège les fermiers, s’occupe des familles en
difficulté, devient marraine lors des naissances. C’est la bonne dame d’oeuvres.
Cette union, qui paraît avoir été heureuse, va rapidement subir une série de
drames sa petite fille meurt peu après sa naissance et, en 1628, Charles de
Gruel est tué au siège de la Rochelle. Madeleine reste seule, jolie veuve de 25
ans, aisée et convoitée. Elle quitte Bivilliers pour partager son temps entre
Harenvillier et Alençon ; elle ne s’installe d’ailleurs pas tout de suite chez
son père qui veut la remarier à tout prix.
Pendant dix ans, elle va mener de nouveau une vie de dame d’oeuvres, préoccupée
de charités dispendieuses. s’occupant surtout des femmes de “mauvaise vie” et
aussi des enfants abandonnés. Elle se retire même pendant un temps chez les
Clarisses, peut-être à Alençon, plus probablement à Mortagne pour mettre quelque
distance entre elle et son père. C’est là sans doute qu’elle entendit parler du
Canada, de Robert Giffard et des frères Juchereau qui essayaient de recruter
pour la Nouvelle-France et là aussi qu’elle aurait pris connaissance de la
“Relation” des Pères Jésuites, sous la plume du P. Le Jeune, qui décrit les
premières installations en Nouvelle-France : Madeleine est vivement
impressionnée par le sort des populations amérindiennes et leur vie nomade.
Imprégnée du mysticisme de l’époque, elle y puise sa vocation qu’elle ne peut
cependant réaliser dans l’immédiat.
A la mort de sa mère en 1633, elle prend en mains et très sérieusement la
gestion des biens familiaux, les siens ainsi que ceux de son père. Elle se
révèle comme d’habitude bonne gestionnaire, même directive et exigeante, dit-on.
Ce qui ne l’empêche pas de réfléchir à sa vocation de fondatrice et de préparer
un éventuel départ au cas où les circonstances seraient plus favorables,
c’est-à-dire à la disparition de son père qui passe justement de vie à trépas en
juin 1637. Madeleine ne partira guère que deux ans plus tard, le temps de mettre
ses affaires en ordre.
Arrêtons-nous un peu avant son départ sur la consistance de la métairie d’Harenvillier
au lieu-dit Rouilley ou Rouillé. Nous en avons une description détaillée dans
plusieurs actes tels que décrits dans la succession de Guillaume de Chauvigny
d’abord, dans les donations aux soeurs Ursulines avant son départ au Canada,
enfin dans les plans et mémoires des régisseurs ou hommes de loi que ne
manquaient pas d’envoyer de temps à autre les religieuses, cloîtrées de l’autre
côté de l’océan.
Le lieu-dit de Rouillé était en fait divisé en deux parties le manoir de Rouilly
proprement dit, habité et exploité par le seigneur de Rouilly. Claude d’Anthenaize
et ses descendants, (actuellement la propriété Deleuze) et la métairie d’Harenvillier,
acquise par Guillaume de Chauvigny et donnée à Madeleine en héritage avec toutes
les dépendances.
Les deux propriétés étaient et restent toujours contigu à tel point qu’un
rapport de l’époque signale que “les bâtiments et maisons sont si proches et
joignants les uns des autres que les étrangers passant croient que c’est le même
domaine et au même propriétaire”. Comme il est habituel, on retrouve dans la
suite, à plusieurs reprises, des querelles de mitoyenneté entre voisins, entre
les fermiers d’Harenvillier et les seigneurs de Rouilly d’Anthenaize.
I1 serait trop long de décrire le manoir tel qu’il était à cette époque.
Laissons à Mr Didier Lefort le soin de faire visiter la maison qu’il restaure
avec soin. Signalons cependant en résumé que le manoir bénéficiait d’un étage de
plus, qu’il y avait deux tourelles, une en avant qui existe toujours et une sur
l’arrière où se trouvait l’escalier. Et naturellement l’ensemble était doté d’un
pigeonnier et d’une chapelle.
Après le départ de Madame de la Peltrie, le fermier transforme cette chapelle
“en usage très profane en y logeant 12 ou 15 porcs”. Mal lui en prit. “Le peuple
remarquait que tous les ans, sans y manquer, le fermier en avait de malades et
de ladres”. L’affaire ne cessa que lorsqu’on transforma ladite porcherie en
boulangerie avec un four et une cheminée....
Le manoir était environné des terres labourables et des pâtures qui
s’étendaient, un peu disséminées, sur les paroisses de Saint-Aubin, Laleu et
Saint-Léger. On en possède la liste exhaustive avec bien des noms toujours
d’actualité. J’en cite quelques-uns : la Mare aux Anglais, les Morvengères,
Montguérard, Boisgallais, Chauvigny, les Pentis, etc.
Au total, les superficies devaient atteindre environ 56 arpents de terre
labourable et 65 arpents de prés et pâtures. Avec le manoir et ses dépendances,
l’ensemble avoisinait les 120 arpents, ce qui correspond à un peu plus de 50
hectares.
Mme de la Peltrie, avant de s’embarquer pour le Canada, fit à Paris en mars 1639
une donation définitive aux soeurs Ursulines de la métairie et de ses
dépendances. La gestion devait en être assurée par des régisseurs désignés au
départ par la fondatrice. MMrs Laudier père et fils se succédèrent jusqu’à la
mort de la donatrice avec un zèle tellement modéré et coûteux que les fonds,
tant attendus pour faire vivre la fondation canadienne, allaient en décroissant
dramatiquement. Mme de la Peltrie avait promis un revenu de 3000 livres par an
pour entretenir la communauté et le couvent-séminaire:
il ne lui en arrivait finalement que 900 au bout de quelques années. On possède
plusieurs lettres d’elle, implorant Nicolas Laudier de faire rentrer les
fermages et de lui envoyer les sommes promises. “Tâchez à me faire le plus que
voûs pourrez d’argent de ceux qui m’en doivent, tant de mon douaire que de mon
bien. Le besoin et la nécessité en lesquels je suis me font vous faire encore la
même prière” suppliait-elle.
C’est sans doute pour cette raison que peu à peu les autres biens fonciers,
hérités de son père et dont elle était restée propriétaire, furent vendus un par
un pour équilibrer le budget de la fondation en Nouvelle-France. Il s’agissait
de terres sur Saint-Germain du Corbéis, Lougé- sur-Maire et Fyé sur-Sarthe.
De toutes façons, peu avant sa mort en 1671, Madeleine de la Peltrie fait son
testament et constitue les soeurs Ursulines de Québec légataires universelles de
tous ses biens. L’évêque de Québec, Mgr de Laval, sera son exécuteur
testamentaire. Naturellement, ces dispositions seront contestées par la famille
de sa soeur Marguerite et les procès en héritage s’étendront sur plusieurs
décades.
Les soeurs Ursulines, en rapide développement au Canada, sont finalement restées
maîtresses des lieux. Elles ont eu certes bien du mal à gérer des biens si
éloignés quand il n’existait aucun des moyens de communication moderne et qu’il
fallait quatre ou cinq mois dans les meilleures conditions pour recevoir une
réponse à un courrier urgent.
Les régisseurs pratiquaient facilement la foire d’empoigne ; les religieuses
n’en vinrent à bout qu’en confiant la gestion aux pères Jésuites et aux soeurs
Ursulines de Paris.
A l’heure de la Révolution, les soeurs canadiennes, considérées comme émigrées,
se virent confisquer le manoir et les terres d’Harenvillier qui furent en 1795
vendus aux enchères, répartis en 22 lots. Les acquéreurs, presque tous des
fermiers, réalisèrent de jolis bénéfices en payant à tempérament sur 9 ans avec
des assignats dévalués. Mais cela est une autre histoire....
Dépouillées mais résignées, les religieuses Ursulines de Québec ont toujours eu
une consolation celle de considérer que les seules vraies richesses sont celles
du paradis
Dr François Certain
Membre de la Société Historique et Archéologique de l’Orne